L’âme humaine* sous le régime socialiste,
essai publié en 1891
*L’Âme de l’homme sous le socialisme (The Soul of Man under Socialism), court essai publié en 1891 et défendant une vision individualiste libertaire dans un monde socialiste (wikipédia), on trouve ce texte facilement sur internet, il a été republié récemment, entre autres, aux éditions Mille et une nuits, ou aux Forges de Vulcain en 2010 sous le titre L’Âme humaine et le socialisme. Il y est question de socialisme bien sûr mais aussi et surtout de la place de l’artiste dans la société, de l’importance de l’art dans la formation de l’individu, de « l’autorité » du public (« Il est donc évident qu’en de telles matières, toute autorité est mauvaise. »), de l’honnête homme et de l’imbécile. Belle lecture.
(extraits)
« Un individu qui a pour tâche de fabriquer des objets destinés à l’usage des
autres, et qui doit tenir compte de leurs besoins et de leurs désirs, ne saurait
s’intéresser à ce qu’il fait, et par conséquent, il ne peut mettre en son œuvre ce qu’il
y a de meilleur en lui.
D’un autre côté, quand une société, ou une puissante majorité de cette société,
quand un gouvernement de n’importe quelle sorte, attentent de dicter à l’artiste ce qu’il a à faire, l’art se dissipe à l’instant,ou bien il prend une forme stéréotypée, ou bien il dégénère en une sorte de métier, basse et ignoble.
Une œuvre d’art est le résultat unique d’un tempérament unique. Elle doit sa
beauté à ce que l’auteur est ce qu’il est. Elle ne doit rien à ce fait que d’autres ont
besoin de ce dont ils ont besoin.
Et en réalité, dès que l’artiste tient compte de ce que les autres demandent, dès
qu’il s’efforce de satisfaire à cette demande, il cesse d’être un artiste, devient un
artisan morne ou amusant, un commerçant honnête ou malhonnête.
Il n’a plus aucun droit au nom d’artiste.
L’art est le mode d’individualisme le plus intense que le monde ait connu.
J’irais même jusqu’à dire que c’est le seul mode d’individualisme que le monde ait connu. »
« L’artiste, seul, est exempt de la nécessité de s’occuper de ses voisins. Seul, il
peut façonner une belle chose sans intervenir dans quoi que ce soit d’extérieur, et s’il
ne la travaille pas pour son propre plaisir, il n’est pas du tout un artiste.
Et il faut noter ceci :
Le fait que l’Art est cette forme intense de l’individualisme est justement ce qui
incite le public à vouloir lui imposer une autorité aussi immorale que ridicule, aussi
corruptrice que méprisable. »
« Le public a toujours, et dans tous les siècles, été mal éduqué. Il demande
constamment à l’Art d’être populaire, de flatter son manque de goût, d’aduler son
absurde vanité, de lui dire ce qui lui a déjà été dit, de lui montrer ce qu’il devrait être
las de voir, de l’amuser quand il se sent alourdi par un trop copieux repas, de lui
distraire l’esprit quand il est accablé par sa propre stupidité.
Or, l’Art ne doit jamais chercher à être populaire. C’est au public lui-même à
tâcher de se rendre artistique. »
« Dites à un homme de science que les résultats de ses expériences, les
conclusions auxquelles il est arrivé doivent être de nature à ne point bouleverser les
notions que possède le public sur le sujet, de nature à ne point déranger les préjugés
populaires, ne point froisser la sensibilité de gens qui n’entendent rien à la science,
— dites à un philosophe qu’il a le droit absolu de porter ses spéculations dans les
plus hautes sphères de la pensée, mais qu’il doit arriver aux mêmes conclusions
qu’admettent ceux qui n’ont jamais promené leur pensée dans aucune sphère, —
certes l’homme de sciences et le savant modernes seraient considérablement
amusés.
Et cependant, il n’y a réellement que bien peu d’années, philosophie et science
étaient également sujettes à subir le brutal contrôle du public, à subir en fait
l’autorité, l’autorité fondée soit sur l’ignorance générale qui régnait dans la société,
soit sur la terreur et l’avidité de pouvoir de la classe ecclésiastique ou
gouvernementale.
Certes, nous avons repoussé avec un assez grand succès toute tentative faite
par la société, par l’Église ou par le gouvernement pour pénétrer dans le domaine de
l’individualisme qui poursuit la pensée abstraite, mais il reste encore quelques traces
de cette tendance à envahir l’individualisme dans l’art de l’imagination.
Même, il en reste plus que des traces ; elle est agressive, offensive,
abrutissante.
En Angleterre, les arts qui ont le mieux réussi à s’y soustraire, ce sont les arts
auxquels le public ne prend aucun intérêt. »
« L’idéal populaire est d’une nature telle que nul artiste ne peut y atteindre.
Il est à la fois très aisé et très malaisé d’être un romancier populaire.
C’est chose trop aisée, parce que les exigences du public, au point de vue de
l’intrigue, du style, de la psychologie, de la façon de décrire la vie, de l’exécution
littéraire, sont à la portée des facultés les plus simples, de l’esprit le plus dépourvu
de culture.
C’est chose trop malaisée, parce que l’artiste qui voudrait obéir à ces exigences,
devrait faite violence à son tempérament, se verrait obligé d’écrire non plus pour la
joie artistique d’écrire, mais pour l’amusement de gens à demi éduqués. Il lui faudrait
donc renoncer à son individualisme, oublier sa culture, annihiler son style,
abandonner tout ce qui, en lui, a quelque valeur.
À l’égard du drame, la situation est un peu meilleure.
Les amateurs de théâtre veulent bien qu’on leur montre des choses évidentes ;
mais ils ne veulent pas de choses ennuyeuses.
La pièce burlesque et la comédie-farce qui sont les deux formes les plus
populaires, ont un caractère artistique marqué. On peut créer des œuvres
charmantes dans les genres du burlesque et de la farce, et l’artiste jouit en
Angleterre, d’une très grande liberté, dans les pièces de cette sorte.
C’est quand il s’agit des formes dramatiques plus élevées que se fait sentir
l’influence du contrôle populaire. La seule chose que le public ne puisse pas souffrir,
c’est la nouveauté. »
« Tout effort qu’on fait pour élargir le sujet, le domaine de l’art, est extrêmement mal accueilli du public, et pourtant la Vitalité et le progrès de l’art dépendent dans une large mesure du développement continuel qu’on donne au domaine des sujets.
Le public repousse la nouveauté parce qu’il en a peur. Elle lui apparaît comme un
mode d’individualisme, comme une affirmation qu’émet l’artiste d’avoir le droit de
choisir son sujet, de le traiter comme il l’entend. »
« L’art, c’est de l’individualisme, et l’individualisme est une force qui introduit le
désordre et la désagrégation. C’est là ce qui fait son immense valeur. Car ce qu’il
cherche à bouleverser, c’est la monotonie du type, l’esclavage de la coutume, la
tyrannie de l’habitude, la réduction de l’homme au niveau d’une machine.
Dans l’art, le public accepte ce qui a été, parce qu’il ne peut rien y changer, et
non parce qu’il l’apprécie. Il avale ses classiques en masse, mais ne les déguste
jamais. Il les endure comme des choses inévitables, et, ne pouvant les détériorer, il
fait sur eux des phrases. »
« La vérité, c’est que le public se sert des classiques d’un pays comme d’un moyen pour tenir en échec les progrès de l’Art. »
« Il abaisse les classiques au rang d’autorités. Il s’en sert comme d’autant de
triques pour empêcher la Beauté de s’exprimer librement en ses formes nouvelles. Il
demande sans cesse à l’écrivain pourquoi il n’écrit pas comme tel ou tel autre, à un
peintre pourquoi il ne peint pas comme celui-ci ou celui-là. Il perd complètement de
vue ce fait que si l’un ou l’autre faisaient quoi que ce soit d’analogue, ils cesseraient
d’être des artistes. »
« Le public a une franche aversion contre une forme nouvelle de la beauté, et toutes les fois qu’il en surgit une, il se met tellement en colère, il s’affole tellement, qu’il en vient toujours à deux assertions stupides, — la première, que l’œuvre d’art est grossièrement inintelligible, la seconde que cette œuvre est grossièrement immorale. »
« Le vrai artiste est un homme qui croit absolument en lui-même, parce qu’il est
absolument lui-même. Mais je n’ai pas de peine à concevoir, que si, en Angleterre un
artiste produisait une œuvre d’art qui, dès l’instant de son apparition, serait adoptée
par le public, par son interprète, c’est-à-dire par la presse, et déclarée par elle œuvre
parfaitement intelligible, hautement morale, l’artiste ne tarderait pas à se demander
sérieusement, si dans sa création il a été réellement lui-même, et si par conséquent
l’œuvre n’est pas tout à fait indigne de lui, si elle n’est point d’un ordre tout à fait
inférieur, si même elle n’est pas dépourvue de toute valeur artistique. »
« Le public est fait de gens morbides, parce que le public n’arrive jamais à trouver
une expression adéquate pour quoi que ce soit.
L’artiste n’est jamais morbide ; il exprime toutes choses.
Il se tient en dehors de son sujet, et par l’intermédiaire de ce sujet, il produit des
effets incomparables et artistiques.
Qualifier un artiste de morbide, parce qu’il a affaire à l’état morbide dans le sujet
qu’il traite, c’est aussi sot que de traiter Shakespeare de fou parce qu’il a écrit le
Roi Lear. »
« J’ai fait remarquer que les arts qui sont restés le plus indemnes en Angleterre
sont les arts auxquels le public ne prenait aucun intérêt.
Il s’intéresse néanmoins au drame, et comme en ces dix ou quinze dernières
années, il s’est accompli un certain progrès dans le drame, il est important de
rappeler que ce progrès est dû uniquement à ce que quelques artistes originaux se
sont refusés à prendre pour guide le défaut de goût du public, se sont refusés à
considérer l’art comme une simple affaire d’offre et de demande.
Possédant une vive, une merveilleuse personnalité, un style qui contient une
véritable puissance de couleur ; et avec cela une extraordinaire faculté non
seulement de reproduire les jeux de physionomie, mais encore d’imaginer, de créer
par l’intelligence, M. Irving, s’il s’était proposé pour but unique de donner au public ce
que celui-ci voulait, eût pu présenter les pièces les plus banales de la manière la plus
banale, avoir aussi autant de succès, autant d’argent qu’un homme en peut
souhaiter, mais il avait autre chose en vue. Il voulait réaliser sa propre personnalité
en tant qu’artiste, dans des conditions données, et dans certaines formes de l’art.
Tout d’abord, il fit appel au petit nombre. Maintenant il a fait l’éducation du grand
nombre. Il a créé dans le public à la fois le goût et le tempérament.
Le public apprécie immensément son succès artistique. Néanmoins je me suis
souvent demandé si le public comprend que ce succès est entièrement dû au fait
qu’Irving a refusé d’accepter son criterium, et qu’il y a substitué le sien. Avec le goût
du public, le Lyceum eut été une boutique de second ordre, telle que le sont
actuellement la plupart des théâtres populaires de Londres. Mais qu’on l’ait compris
ou non, un fait reste acquis, que le goût et le tempérament ont été jusqu’à un certain
point créés dans le public, que le public est capable de produire ces qualités.
Dès lors le problème se pose ainsi : Pourquoi le public ne se civilise-t-il pas
davantage ? Il en possède la faculté ; qu’est-ce qui l’arrête ?
Ce qui l’arrête, il faut le redire, c’est son désir d’imposer son autorité à l’artiste et
aux œuvres d’art.
Il est des théâtres, comme le Lyceum, comme Haymarket, où le public semble
arriver avec des dispositions favorables. Dans ces deux théâtres, il y a eu des
artistes originaux, qui ont réussi à créer dans leur auditoire — et chaque théâtre de
Londres a son auditoire — le tempérament auquel s’adapte l’Art.
Et qu’est-ce que ce tempérament-là ? C’est un tempérament réceptif. Voilà tout.
Quand on aborde une œuvre d’art avec le désir, si faible qu’il soit, d’exercer une autorité sur elle et sur l’artiste, on l’aborde dans des dispositions telles qu’on ne saurait en recevoir la moindre impression artistique.
L’œuvre d’art est faite pour s’imposer au spectateur ;
le spectateur n’a point à s’imposer à l’œuvre d’art.
Le spectateur doit être un récepteur. Il doit être le violon sur lequel jouera le
maître.
Et mieux il arrivera à supprimer complètement ses sottes manières de voir, ses
sots préjugés, ses idées absurdes sur ce que l’art devrait être ou ne peut pas être,
plus il est probable qu’il comprendra, qu’il appréciera l’œuvre d’art dont il s’agit.
Certes, cela est chose évidente, quand on parle du public vulgaire anglais, hommes
et femmes, qui fréquente le théâtre. Mais c’est également vrai en ce qui concerne les
personnes d’éducation, comme on dit.
En effet, les idées que possède sur l’Art une personne d’éducation se tirent
forcément de ce que l’Art a été, tandis que l’œuvre d’Art nouvelle est belle parce
qu’elle est ce que l’Art n’a jamais été. Lui appliquer le passé comme mesure, c’est lui
appliquer une mesure dont la suppression est la condition même de sa perfection.
Un tempérament capable de recevoir par l’intermédiaire de l’imagination, et dans des
circonstances dépendant de l’imagination, des impressions belles et nouvelles, voilà
le seul tempérament capable d’apprécier une œuvre d’Art.
Et si vrai que cela soit, quand il s’agit d’apprécier de la sculpture ou de la
peinture, c’est plus vrai encore pour l’appréciation d’un art tel que le drame. Car un
tableau, une statue ne sont point en guerre avec le temps. Ils n’ont point à tenir
compte de sa succession. Il suffit d’un moment pour en apprécier l’unité. Mais pour la
littérature, le cas est différent. Il faut parcourir une certaine durée, avant que l’unité
d’effet soit perçue.
Aussi dans le drame, le premier acte de la pièce peut présenter quelques détails
dont la réelle valeur artistique ne saurait apparaître au spectateur que quand on sera
au troisième ou au quatrième.
L’imbécile a-t-il le droit de se fâcher, de se récrier, de troubler la représentation,
de tourmenter les acteurs ?
Non.
L’honnête homme attendra en silence, connaîtra les délicieuses émotions de
l’étonnement, de la curiosité, de l’attente. Il n’ira pas au théâtre pour perdre patience,
cette chose sans valeur. Il ira au théâtre pour voir se déployer un tempérament
artistique. Il ira au théâtre pour se donner un tempérament artistique. Il n’est point
l’arbitre d’une œuvre d’art. Il est celui qu’on admet à contempler l’œuvre d’art, et qui,
si l’œuvre est belle, devra oublier dans la contemplation de celle-ci, l’égotisme dont il
est atteint, l’égotisme de son ignorance, ou l’égotisme de son état arriéré.
Cette caractéristique du drame est, je crois, insuffisamment reconnue.
Je puis m’expliquer fort bien que si Macbeth était représenté pour la première
fois devant une salle de Londoniens modernes, la plus grande partie d’entre eux
protesteraient de toute leur force, de toute leur énergie, contre l’introduction des
sorcières au premier acte, avec leurs phrases grotesques, leurs mots ridicules. Mais
quand la pièce tire à sa fin, l’on comprend que le rire des sorcières dans
Macbeth est aussi terrible que le rire de la folie dans Le Roi Lear, plus terrible que le rire d’Iago
dans la tragédie du Maure.
Aucun spectateur d’art n’a plus besoin d’un plus parfait état de réceptivité que le
spectateur d’une pièce. Dès le moment où il prétend exercer de l’autorité, il se fait
l’ennemi déclaré de l’Art et de lui-même. L’Art ne s’en soucie guère ; c’est l’autre, qui en souffre.
Pour le roman, c’est la même chose.
L’autorité populaire et la soumission à l’autorité populaire sont mortelles.
L’Esmond de Thackeray est une belle œuvre d’art, parce qu’il l’a écrite pour son
propre plaisir. Dans ses autres romans, dans Pendennis,
dans Philippe, dont la Foire aux Vanités même, il regarde un peu trop du côté du public, il gâte son œuvre, en
faisant un appel trop direct aux sympathies du public, ou en s’en raillant directement.
Un véritable artiste ne tient aucun compte du public : pour lui le public n’existe pas.
Il n’a point sur lui de gâteaux à l’opium ou au miel pour endormir ou gaver le
monstre. Il laisse cela au romancier populaire.
Nous avons actuellement en Angleterre un romancier incomparable, M. George Meredith.
Il y en a de meilleurs en France, mais la France n’en possède point qui ait sur la
vie une façon de voir aussi large, aussi variée, aussi vraie dans son caractère créateur.
Il y a en Russie des conteurs d’histoires qui ont un sentiment plus vif de ce que
peut être la douleur dans un roman ; mais M. Meredith, non seulement ses
personnages vivent, mais encore ils vivent dans la pensée. On peut les considérer
d’une myriade de points de vue. Ils sont suggestifs. Il y a de l’âme en eux et autour
d’eux. Ils sont interprétatifs, symboliques. Et celui qui les a créées, ces figures
merveilleuses, au mouvement si rapide, les a créées pour son propre plaisir. Jamais
il n’a demandé au public ce que celui-ci désirait. Jamais il ne s’est préoccupé de le
savoir. Jamais il n’a admis le public à lui dicter, à lui imposer quoi que ce soit. Il n’a
fait que marcher en avant, intensifiant sa propre personnalité, produisant une œuvre
qui était son œuvre individuelle.
Dans les débuts, personne ne vint à lui.
Cela n’importait point.
Puis vint à lui le petit nombre.
Cela ne le changea pas.
Maintenant le grand nombre est venu à lui. Il est resté le même.
C’est un romancier incomparable.
Dans les arts décoratifs, il n’en est pas autrement.
Le public se cramponnait, avec une ténacité que je pourrais dire touchante, aux
traditions laissées par la grande Exposition de vulgarité internationale, traditions si
effrayantes que les maisons où les gens habitaient n’eussent dû avoir pour hôtes que
des aveugles.
On se mit à faire de belles choses ; de belles couleurs sortirent des mains du
teinturier ; de beaux dessins sortirent du cerveau de l’artiste. Il se créa une habitude
des belles choses ; on y attacha la valeur et l’importance qu’elles méritaient.
Le public s’indigna pour tout de bon ; il perdit patience. Il dit des sottises. Nul ne
s’en soucia. Nul ne s’en trouva plus mal. Nul ne se soumit à l’autorité de l’opinion
publique.
Et maintenant on ne peut entrer dans une maison moderne qu’on n’y trouve
quelque preuve de docilité au bon goût, quelque preuve du prix qu’on attache au
charme du milieu, quelque signe indiquant que la beauté est appréciée. Et
réellement, les demeures des gens sont, en règle générale, tout à fait charmantes,
de nos jours. Les gens se sont civilisés jusqu’à un très haut degré.
Il n’est toutefois, que trop juste d’ajouter que le succès extraordinaire de la
révolution accomplie dans la décoration intérieure, l’ameublement, et le reste, n’a
pas dû son origine réelle à un développement du très bon goût dans la majorité du
public.
Elle est due principalement à ce fait, que les artisans des choses ont tant
apprécié le plaisir de faire ce qui est beau, ont fait apercevoir si crûment la laideur et
la vulgarité de ce que voulait le public, qu’ils ont tout simplement réduit le public à
l’inanition.
Il serait tout à fait impossible présentement de meubler une pièce, comme on
meublait les pièces, il y a peu d’années, à moins d’aller chercher chaque objet, l’un
après l’autre, dans les ventes aux enchères parmi des soldes qui proviennent
d’hôtels meublés de troisième catégorie. Ces choses-là ne se fabriquent plus.
Malgré tout ce qu’on pourra leur dire, les gens de nos jours ont une chose
charmante, ou une autre, dans ce qui les entoure.
Heureusement pour eux, on n’a tenu aucun compte de leur prétention à vouloir
faire autorité dans ces choses d’art.
Il est donc évident qu’en de telles matières, toute autorité est mauvaise.
Les gens se demandent parfois quelle forme de gouvernement est la plus
avantageuse à l’artiste.
Il n’y a à cette question qu’une réponse :
La forme de gouvernement la plus avantageuse à l’artiste, est l’absence totale de gouvernement.
Il est ridicule qu’une autorité s’exerce sur lui et sur son art.
Il a été affirmé que, sous le despotisme, des artistes ont fait des choses charmantes.
Cela n’est pas tout à fait vrai.
Des artistes ont rendu visite à des despotes, non point pour se soumettre à leur
tyrannie mais en créateurs de merveilles ambulants, à titre de personnalités
vagabondes et fascinantes, qu’il fallait amuser, charmer, et laisser tranquilles, tout
entiers à la liberté de créer.
Ce qu’on peut dire en faveur du despote, c’est qu’étant un individu, il peut avoir
de la culture, tandis que la populace, étant un monstre, n’en a point. L’homme, qui
est un Empereur ou un Roi, peut se baisser pour ramasser le pinceau d’un peintre,
mais quand la démocratie se baisse, ce n’est jamais que pour lancer de la boue. Et
pourtant la démocratie n’est pas forcée de se baisser aussi bas que l’Empereur ; et
même quand elle veut jeter de la boue, elle n’a pas du tout à se baisser. Toutefois il
n’est aucunement nécessaire de distinguer entre monarque et populace ; toute
autorité est également mauvaise.
Il y a trois sortes de despotes.
Il y a le despote qui tyrannise les corps ; il y a le despote qui tyrannise les
âmes ; il y a le despote qui exerce sa tyrannie sur les uns et les autres.
On donne au premier le nom de Prince, au second le nom de Pape, au troisième
le nom de Peuple.
Le prince peut être cultivé : beaucoup de Princes l’ont été. Cependant le Prince
offre quelque danger. Qu’on se souvienne de Dante dans l’amertume de la fête de
Vérone, et du Tasse dans un cabanon de fou à Ferrare.
Il est préférable pour l’artiste de ne point vivre avec le Prince.
Le Pape peut être cultivé. Beaucoup de Papes l’ont été. Les mauvais Papes
l’ont été. Les mauvais Papes aimaient la Beauté. Ils y mettaient presque autant de
passion, ou plutôt, autant de passion que les bons Papes en montraient dans leur
haine de la Pensée. L’humanité doit beaucoup à la scélératesse de la Papauté ; la
bonté de la Papauté doit un compte terrible à l’humanité.
Néanmoins, bien que la Papauté ait gardé sa rhétorique tonitruante et perdu la
baguette conductrice de sa foudre, il vaut mieux que l’artiste ne vive point avec les
Papes.
C’est un pape qui dit de Cellini en plein conclave de cardinaux que les lois faites
pour tout le monde, l’autorité faite pour tout le monde, n’étaient point faites pour des
hommes tels que lui. Mais ce fut un pape qui jeta Cellini en prison, l’y tint jusqu’à ce
qu’il devînt malade de rage, si bien qu’il finit par se créer à lui-même des visions
imaginaires, qu’il vit le soleil entrer tout doré dans sa chambre, et en devint si
amoureux, qu’il voulut s’échapper, qu’il rampa de tour en tour, que l’air de l’aube lui
donna le vertige, qu’il tomba, s’estropia, fut couvert de feuilles de vigne par un
vigneron, et transporté dans une charrette auprès d’un homme qui, épris de belles
choses, eut soin de lui.
Il y a du danger auprès des Papes.
Quant au peuple, que dire de lui, et de son autorité.
On a peut-être assez parlé de lui et de son autorité. Son autorité est chose
aveugle, sourde, hideuse, grotesque, tragique, amusante, sérieuse, et obscène.
Il est impossible à l’artiste de vivre avec le peuple.
Tous les despotes vous achètent. Le peuple vous achète et vous abrutit.
Qui lui a parlé d’exercer une autorité ?
Il a été fait pour vivre, pour écouter, pour aimer.
On lui a causé un grand dommage. Le peuple s’est défiguré par l’imitation de
ses inférieurs.
Il a arraché le sceptre au prince. Comment le manierait-il ?
Il a pris au Pape sa triple couronne. Comment porterait-il ce fardeau ?
C’est un clown qui a le cœur brisé. C’est un prêtre dont l’âme n’est pas née
encore.
Que tous les amants de la Beauté le prennent en pitié. Que le peuple, bien qu’il
n’aime pas la beauté, s’apitoie sur lui-même. Qui lui a donc appris les ruses de la
tyrannie ?
Il y a bien d’autres choses qu’on pourrait signaler.
On pourrait signaler combien la Renaissance fut grande parce qu’elle n’entreprit
de résoudre aucun problème social, mais qu’elle laissa l’individu se développer dans
sa liberté, dans sa beauté, dans son naturel, et eut aussi de grands artistes
originaux, de grands hommes originaux.
On pourrait faire remarquer que Louis XIV par la création de l’État moderne,
détruisit l’individualisme de l’artiste, fit des choses monstrueuses dans leur monotone
répétition, méprisables dans leur asservissement à la règle, et fit disparaître dans
toute la France ces belles libertés d’expression qui avaient donné à la tradition le
charme de la nouveauté, et créé des modes nouveaux, avec des formes antiques.
Ce qui est vrai pour l’art est vrai pour la vie.
De nos jours, on dit qu’un homme est affecté, quand il s’habille comme il lui plaît,
mais c’est justement en agissant ainsi qu’il se montre dans tout son naturel. Sur ces
points là, l’affectation consiste à s’habiller conformément à la manière de voir des
autres, manière de voir qui a bien des chances d’être tout à fait stupide, étant celle
de la majorité.
On dira encore d’un homme qu’il est égoïste, parce qu’il vit à la façon qui lui parait la plus favorable au développement complet de sa personnalité, lorsqu’il donne pour but essentiel à sa vie ce développement. Mais c’est de cette façon-là que tout le monde devrait vivre.
L’égoïsme ne consiste point à vivre comme on le veut, mais à demander que les autres conforment leur genre de vie à celui qu’on veut suivre.
Le défaut d’égoïsme consiste à laisser les autres vivre à leur gré, sans se mêler de leur existence.
L’homme sans égoïsme sera enchanté de voir autour de lui une infinie variété de
types. Il s’en accommode. Il ne demande pas mieux. Il y prend plaisir.
Un homme qui ne pense point à soi, ne pense point du tout.
C’est faire preuve d’un grossier égoïsme, d’exiger de votre voisin qu’il pense
comme vous, qu’il ait les mêmes opinions. Pourquoi le ferait-il ? S’il pense, il est très
probable qu’il pensera autrement que vous. S’il ne pense point, c’est monstrueux
d’exiger de lui une pensée quelconque.
Une rose rouge n’est point égoïste parce qu’elle veut être une rose rouge. Elle
serait d’un égoïsme horrible, si elle prétendait que toutes les autres fleurs du jardin
fussent des roses, et de couleur rouge.
Sous l’individualisme, les gens seront parfaitement naturels, absolument
dépourvus d’égoïsme. Ils connaîtront le sens des mots, et ils l’exprimeront dans la
liberté et la beauté de leurs existences.
Les hommes ne seront pas non plus égotistes comme de nos jours, car
l’égotiste est celui qui prétend avoir des droits sur les autres, l’individualisme ne
désirera rien de tel, il n’y saurait trouver aucun plaisir.
Quand l’homme aura compris l’individualisme, il comprendra également la
sympathie et l’exercera librement, spontanément.
Jusqu’à présent, l’homme n’a guère cultivé la sympathie. Il n’a de sympathie que
pour la douleur, et la sympathie pour la douleur n’est pas la forme la plus élevée de
sympathie.
Toute sympathie est un raffinement, mais la sympathie avec la souffrance est le
moindre des raffinements.
Elle est troublée d’égotisme. Elle est apte à devenir maladive. Il y entre une
certaine dose de terreur au sujet de notre propre sécurité. Nous nous laissons aller à
la crainte de devenir pareils au lépreux ou à l’aveugle, et d’être privés de tous soins.
En outre, elle nous rétrécit d’une façon curieuse. On devrait avoir de la
sympathie pour la vie dans sa totalité, et non pas seulement pour les fléaux et les
maladies de la vie. On devrait en avoir pour la joie, la beauté, l’énergie, la santé, la
liberté de la vie.
Naturellement à mesure qu’elle s’élargit, la sympathie devient plus difficile. Elle
demande qu’on soit encore moins égoïste.
Chacun peut sympathiser avec les souffrances d’un ami, mais il faut être d’une
nature bien pure, en somme d’une nature vraiment individualiste, pour sympathiser
avec la fortune d’un ami. Dans la cohue et la lutte entre concurrents pour les places,
une telle sympathie est évidemment rare, et en même temps très comprimée par
l’idée immorale de l’uniformité typique, de la soumission à la règle, choses si
universellement prédominantes, et qui en Angleterre ont acquis le plus d’influence
nuisible.
De la sympathie pour la douleur, il est certain qu’il y en aura toujours. C’est là un
des premiers instincts de l’homme. Les animaux qui ont de l’individualité, je veux dire
les animaux supérieurs, ont ce trait commun avec nous. Mais il est bon de se
rappeler que si la sympathie avec la joie augmente la somme de joie qui existe dans
le monde, la sympathie avec la douleur ne saurait diminuer la somme de la douleur.
Elle rend l’homme plus capable d’endurer le mal, mais le mal persiste. La
sympathie avec la consomption, ne guérit pas la consomption, mais la science la
guérit. Et quand le socialisme aura résolu le problème de la pauvreté, que la science
aura résolu le problème de la maladie, le domaine des sentimentalistes se rétrécira,
et la sympathie de l’homme sera large, saine, spontanée.
On aura de la joie à contempler la vie joyeuse des autres.
Car c’est grâce à la joie que l’individualisme de l’avenir se développera.
Le Christ n’a fait aucune tentative pour reconstruire la société. En conséquence
l’individualisme qu’il prêchait à l’homme ne pouvait être réalisé qu’en passant par la
douleur ou dans la solitude.
Les idéals, que nous devons au Christ, sont ceux de l’homme qui abandonne
entièrement la société, ou de l’homme qui se refuse absolument à la société.
Mais l’homme est sociable par nature. La Thébaïde elle-même finit par se
peupler et bien que le cénobite réalise sa personnalité, celle qu’il réalise ainsi est
souvent une personnalité appauvrie.
D’autre part, cette vérité terrible, que la douleur est un mode par lequel l’homme
peut se réaliser, a exercé sur le monde une extraordinaire fascination.
Des parleurs superficiels, des penseurs superficiels, dans les chaires et à la
tribune, déclament sur l’amour du monde pour le plaisir, et geignent contre ce fait.
Mais il est rare de trouver dans l’histoire du monde qu’il se soit donné pour idéal la
joie et la beauté.
Le culte, qui a le plus dominé le monde, c’est celui de la souffrance.
Le moyen-âge avec ses saints et ses martyrs, son amour de la souffrance
cherchée, sa furieuse passion de se faire des blessures, de s’entailler avec des
couteaux, de se déchirer à coups de verges, le moyen-âge, c’est le vrai
christianisme, et le Christ médiéval, c’est le Christ véritable.
Quand l’aube de la Renaissance parut sur le monde, et qu’elle lui offrit les idéals
nouveaux de la beauté dans la vie, et de la joie de vivre, les hommes cessèrent de
comprendre le Christ.
L’art lui-même nous le montre.
Les peintres de la Renaissance nous représentent le Christ comme un enfant
qui joue avec un autre enfant dans un palais ou un jardin, ou se renversant dans les
bras de sa mère pour lui sourire, pour sourire à une fleur, à un brillant oiseau, ou bien
encore comme une noble et imposante figure qui parcourt majestueusement le
monde, ou comme un personnage surnaturel, qui dans une sorte de cage, surgit de
la mort dans la vie.
Même quand ils le peignent crucifié, ils le représentent comme un dieu de
beauté auquel de méchants hommes ont infligé la souffrance.
Mais il ne les absorbait pas beaucoup.
Ce qu’ils représentaient avec plaisir, c’étaient les hommes et les femmes qu’ils
admiraient. Ils se plaisaient à montrer tout le charme de ce globe enchanteur.
Ils firent beaucoup de tableaux religieux ; et même ils en firent beaucoup trop.
La monotonie du type et du sujet est chose fatigante ; elle nuisit à l’art. Elle était
imputable à l’autorité que le public exerçait dans les choses d’art, et on doit la
déplorer. Mais ils ne mettaient point leur âme dans le sujet.
Raphaël fut un grand artiste quand il fit le portrait du pape. Lorsqu’il peignait ses
Madones et ses Christs enfants, il n’était plus du tout un grand artiste.
Le Christ n’avait rien à dire à la Renaissance.
Elle était merveilleuse parce qu’elle apportait un idéal différent du sien.
Aussi devons-nous recourir à l’art médiéval pour trouver la représentation du véritable Christ.
Il y figure comme un homme mutilé, abîmé de coups, un homme sur lequel les
regards n’ont point de plaisir à se porter, parce que la beauté est une joie, un homme
qui n’est point vêtu richement, parce que c’est là aussi une joie. C’est un mendiant
qui a une âme admirable. C’est un lépreux dont l’âme est divine. Il ne lui faut ni
propriété ni santé. C’est un dieu qui atteint à la perfection par la souffrance.
L’évolution de l’homme est lente. L’injustice des hommes est grande. Il était
nécessaire que la douleur fût mise au premier rang comme mode de réalisation de
soi-même.
De nos jours encore, la mission du Christ est nécessaire.
Personne, dans la Russie Moderne, n’eût pu réaliser sa perfection autrement
que par la souffrance. Un petit nombre d’artistes russes se sont individualisés dans
l’Art, dans une fiction qui est médiévale par le caractère, parce que la note qui y
domine, est le développement des hommes grâce à la souffrance. Mais pour ceux
qui ne sont pas des artistes et pour lesquels il n’y a pas d’autre genre de vie que
celui de la réalité, la douleur est la seule porte qui s’ouvre vers la perfection.
Un Russe, qui se trouve heureux sous le système actuel de gouvernement qui
règne en Russie, doit croire ou bien que l’homme n’a pas d’âme, ou bien que s’il en a
une, elle ne vaut pas la peine d’évoluer.
Un nihiliste, qui rejette toute autorité, parce qu’il sait que toute autorité est
mauvaise, et qui fait bon accueil à la souffrance, parce que grâce à elle, il réalise sa
personnalité, est un véritable chrétien.
Pour lui, l’idéal chrétien est une vérité.
Et pourtant le Christ ne se révolta point contre les autorités.
Il reconnaissait l’autorité de l’empereur dans l’Empire Romain, et lui payait tribut.
Il supportait l’autorité spirituelle de l’Église juive, et se refusait à repousser la violence
par la violence.
Comme je l’ai dit plus haut, il n’avait aucun plan pour la reconstruction de la société.
Mais le monde moderne a des plans.
Il compte en finir avec la pauvreté et les souffrances qu’elle amène. Il espère en
finir avec la douleur, et les maux qu’amène la douleur. Il s’en rapporte au socialisme
et à la science ; il compte sur leurs méthodes.
Le but auquel il tend, c’est un individualisme s’exprimant par la joie. Cet
individualisme sera plus large, plus complet, plus attrayant que ne l’aura jamais été
aucun individualisme.
La douleur n’est point le but ultime de la perfection. Ce n’est qu’une chose
provisoire, une protestation. Elle ne vise que des milieux mauvais, insalubres, injustes.
Quand le mal, la maladie, l’injustice auront été écartés, elle cessera d’avoir une
place. Elle aura accompli sa tâche.
Ce fut une tâche considérable. Mais elle est presque entièrement achevée, et sa
sphère diminue de jour en jour.
Et l’homme ne manquera pas de s’en apercevoir.
En effet, ce qu’a cherché l’homme, c’est non pas la souffrance, ni le plaisir, c’est
simplement la vie.
L’homme s’est efforcé de vivre d’une manière intense, complète, parfaite. Quand
il pourra le faire sans imposer de contrainte à autrui, sans jamais en subir, quand
toutes ses facultés actives lui seront d’un exercice agréable, il sera plus sain, plus
vigoureux, plus civilisé, plus lui-même. Le plaisir est la pierre de touche de la nature,
son signe d’approbation. Lorsque l’homme est heureux, il est en harmonie avec lui-
même et avec ce qui l’entoure.
Le nouvel individualisme, auquel travaille, qu’il le veuille ou non, le socialisme,
sera l’harmonie parfaite.
Il sera ce que les Grecs ont poursuivi, mais n’ont pu atteindre que dans le
domaine de la pensée, parce qu’ils avaient des esclaves et les nourrissaient.
Il sera ce que la Renaissance a cherché, mais n’a pu réaliser complètement que
dans l’art, parce qu’on y avait des esclaves et qu’on les laissait mourir de faim.
Il sera complet, et par lui, tout l’homme arrivera à sa perfection.
Le nouvel Individualisme est le nouvel Hellénisme.
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