A force de vouloir faire participer le public dans les expositions, il arrive qu’il se passe n’importe quoi
ou pire : rien..
[ A propos de « The Kiss » de Urs Fischer, 2017 ]
Là-bas, regarde !
On se pousse du coude, les regards se tournent et les mentons se dressent vers un attroupement. Un attroupement dans une galerie ailleurs qu’autour du buffet le jour du vernissage, c’est déjà un évènement en soi, une manifestation remarquable. On distingue alors au centre de cet amas d’individus, une fébrilité, des gestes hésitants, on perçoit des fous-rires, et une faible ligne de personnes qui n’osent pas s’approcher mais créent par leur présence un sas qui marque le lieu de l’évènement. S’approcher, percer le sas, oser comprendre le pourquoi de cette agitation. S’y risquer. Au centre de la bousculade, une sculpture de taille imposante nous tourne le dos et se laisse désirer. On l’a déjà vue, elle nous rappelle « Le Baiser » de Rodin. Oui, c’est bien elle, mais pourtant différente. Un petit quelque chose la distingue, une peau douce à l’étrange velouté nous invite à la caresser, elle est en pâte à modeler !
Très vite l’abominable saute aux yeux, cette sculpture est en train d’être dévorée comme un vieux velours mité, la surface farfouillée, trouée ici et là par des mains avides. En fait le public est invité à littéralement défaire l’œuvre. Et chacun de se précipiter, impatient de vivre l’aventure artistique. Des mains aux doigts maculés de pâte triturent frénétiquement, d’autres qui roulent de petits boudins dans leur paume, s’apprêtent à la souiller, légère bousculade pour accéder enfin au Graal et mettre à son tour les mains dans la matière. L’excitation est à son comble, chacun veut participer. Passé le premier moment d’effarement, il faut avouer que l’animation est plaisante, on se dit même que les gens semblent satisfaits de l’expérience. Il faut chercher à comprendre, prendre du recul et pourquoi pas repasser plus tard.
…
Au fil du temps, l’attroupement se désordonne tant qu’il peut, le personnel chargé de veiller ce « Work In Progress » paraît légèrement dépassé par la situation. Des enfants chahutent. L’ambiance relève plus du chaos que de l’application. Et puis on découvre que « Le Baiser » est devenu pornographique. Recouverte de graffitis en bas-relief, de signatures imagées, partout des seins et des petits zizis se dressant effrontément, la sculpture se défigure, perd de sa superbe, la jeune femme du Baiser a même perdu ses deux jambes.
Le choix de la pâte à modeler n’est pas anodin, encore moins innocent. C’est un médium qui permet habituellement aux enfants d’expérimenter et de développer leur créativité. Or ici il faut d’abord détruire l’œuvre pour accéder à la matière, pour pouvoir la prélever, et le support proposé est constitué du mur alentour et de la sculpture elle-même, qui sert alors de matrice. Le public, auquel on propose d’intervenir, est ainsi conforté dans ses instincts primaires, réduit à son état d’enfant, mais voilà des enfants à qui on ne propose rien.
Débrouillez-vous !
Urs Fischer du haut de son statut d’artiste fait croire à la masse compacte formée par l’attroupement qu’elle participe à une création collective. Mais l’individu en propre, se sent particulièrement dérouté de ne pouvoir finalement disposer que de quelques minutes et d’un petit boudin de pâte à modeler pour signifier son passage. D’ailleurs ce ne sera rien d’autres qu’une accumulation de traces naïves et d’empreintes obsènes, comme sur le mur des toilettes publiques.
« The Kiss » de Urs Fischer laisse à voir l’esprit vorace du public, avide de participer, mais surtout de laisser sa marque, quitte à passer par la destruction. Le malaise, palpable, prend la forme terminale d’un tas de boue qui ne fût rien d’autre au départ qu’une reproduction. La reproduction d’une œuvre connue de tous, entrée dans l’imaginaire collectif, qu’il était soudain permis de massacrer. C’est la mise à mort du Bel Art. Car « Le Baiser » de Rodin est une œuvre constitutive de l’Histoire de L’Art, avec un grand H et un grand A.
Désacralisons ! Désacralisons !
L’expérience est amère. Rien qui fut du domaine de la création dans cet espace, ni par l’artiste ni par le public, pas grand-chose de participatif non plus, chacun créant son petit saccage personnel, du jeu certes mais à la violence latente, à l’imaginaire bridé. Légèrement déprimant pour tout dire.
Sources :
Le site de Urs Fischer : http://www.ursfischer.com/images/401760
Galerie Sadie Coles : http://www.sadiecoles.com/
L’œuvre de Urs Fischer fut exposée à Art Basel en 2017 https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1262/Sadie-Coles-HQ
Photos @contoursdelart
Poster un Commentaire