L’article qui suit n’est pas une étude sociologique exhaustive, mais une analyse personnelle issue de mes propres observations.
Si l’on demande à des enfants leur couleur préférée, je crois qu’il est difficile d’imaginer l’un d’eux répondre « le beige ». Le rouge et le bleu parmi les couleurs les plus souvent citées, sont des couleurs immédiatement évocatrices, et chacun peut y associer un objet, y raccrocher un souvenir, sans parler du jaune (comme le) soleil/citron/gilet, du vert (comme la) prairie/pomme/nature, du rose comme (…à vous de jouer) etc. Les couleurs ont des histoires à nous raconter, stimulent nos sens, notre imaginaire.
Pour aller plus loin, on peut aller voir du côté de la biographie de Michel Pastoureau dont la moitié au moins est consacrée à l’histoire des couleurs.
Le beige comme cocon
Le beige c’est autre chose, c’est une couleur invisible et passe-partout, qu’on ne remarque pas, une impression de couleur qu’on n’apprécie qu’avec le temps, ou pour être plus précis avec l’âge. Le beige, avez-vous remarqué, est la couleur dont se pare volontiers nombre de personnes âgées, à peine rehaussée par quelques touches pastels (et le noir indémodable). Mais pourquoi abandonne-t-on les couleurs vives à la maturité ? pourquoi se réfugier dans le beige comme à l’intérieur du cocon d’un ver à soie ?
On peut émettre l’hypothèse d’une vision altérée qui s’accommoderait mieux des teintes claires, et fuirait les contrastes trop violents, et comparer cette lente évolution avec celle des cheveux perdant leur mélanine. Mais il me semble qu’il est plus pertinent de creuser du côté de la symbolique de cette couleur. Qu’est-ce que le beige peut bien avoir à nous raconter ?
Pour commencer, le beige n’est pas une couleur, ou plutôt c’est un ensemble de couleurs, allant du blanc cassé au marron clair, une harmonie entre crème et taupe, un camaïeu de teintes blondes.
Les teintes blondes.
Côté intérieur, nous subissons depuis quelques années la déferlante scandinave, aux préceptes relayés par les marques (vitrines), les influenceurs (blogueurs) et autres magazines de décoration. Entre le Lagom suédois et le Hygge danois, on nous vente les vertus de la sobriété, la mesure en toutes choses, le « ni trop ni trop peu », bref : le médium, le milieu, et cet art de vivre a une couleur de référence : le beige.
Le beige et l’ensemble des teintes blondes provoquent en nous des sentiments mesurés (on n’imagine pas quelqu’un s’exclamant Oh! quel beau beige !). Ce sont des couleurs faciles à vivre (peu salissantes), qu’on associe aisément avec des matières naturelles et douillettes comme le coton, le lin, la laine, avec l’authenticité du bois (clair ou miel, non teinté évidemment) et de la pierre. Elles tendent vers le minimalisme et la sobriété, sans la pureté dure et implacable du blanc immaculé, ni les frivolités d’un arc-en-ciel de couleurs.
Ce sont des couleurs qui siéent à l’âge où l’on commence à porter des perles, des couleurs convenables qui indiquent clairement qu’il est fini le temps des cerises (le temps des combats), et qu’on ne coure plus les rues. On privilégie les chemins, la promenade.
Mais à force de chercher l’harmonie, de fuir l’inutile, et d’adouber le raisonnable, ne risque-ton pas de finir par oublier les joies d’écouter de la musique un peu trop fort, de mettre des couleurs un peu trop vives aux murs de nos intérieurs, de se vêtir de façon dépareillée si bon nous semble, et surtout d’émettre des avis ostensiblement différents (de la majorité) ? Cet aspect est aussi brièvement évoqué dans « Le livre du Lagom » sous le titre : rasoir le lagom ? (extrait ci-dessous).
L’envahissement du beige ?
Pour rester dans le domaine de la décoration (qui concerne intimement la vie du foyer et de l’individu), il est intéressant de se souvenir des tableaux de Carl Larsson, peintre suédois emblématique, du début du siècle dernier. Les intérieurs ne semblaient pas si beiges ni minimalistes, les murs étaient peints de fresques uniques à chaque famille. Le rouge, le jaune et le vert se côtoyaient sans dysharmonie. On note ainsi une certaine évolution depuis la représentation traditionnelle du foyer, jusqu’à l’image moderne et idéalisée (photo suivante).
La recherche du bonheur moderne ne peut-elle prendre que la couleur de l’apaisement ? Est-ce un signe de vieillissement et/ou de conservatisme que de privilégier les valeurs de stabilité et de confort, au détriment de l’inventivité et de l’audace qui seraient des qualités liées à la jeunesse ?
J’ai cru comprendre que les adeptes du lagom/hygge ne souffraient pas d’avoir des intérieurs se ressemblant, ni de trouver le même genre de design dans les restaurants ou bibliothèques qu’ils fréquentent. Mais si la culture de sa propre différence n’est pas lagom qu’en est-il de la créativité dans tout ça ?
On peut craindre qu’une épure des murs ne s’accompagne d’une réduction de l’espace accordé à l’exposition, entraînant l’affaiblissement de l’attrait pour la création elle-même.
On peut craindre aussi que la recherche de l’apaisement de l’esprit ne soit pas compatible avec l’ébullition nécessaire à la recherche de sa propre identité et l’affirmation de soi.
La société toute entière semble attirée par cette forme d’anesthésie qui consiste à refuser toute forme d’excès, de débordement. Ainsi nous croyons devoir suivre des préceptes identifiés, des concepts lisses, des coachs de vie, qui auraient la ou les solution(s) pour nous recadrer, nous uniformiser globalement dans le beige, taire en nous les cris de l’enfance, fuyant alors le tourbillon de la vie.
Quelques liens pour approfondir :
Pour un rapide tour du monde des couleurs, consultez le site : https://significationdescouleurs.com/
Un article sur les significations du beige : https://significationdescouleurs.com/couleur-beige-quelle-signification/
Le design scandinave en quelques mots : https://www.scandinavia-design.fr/Home/design-scandinave.html
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